dimanche 2 mars 2014








Les familles fabricantes de chef et de serviteurs http://femmesavenir.blogspot.com/2014/02/blog-post_27.html

le dossier http://femmesavenir.blogspot.fr/2014/02/pervers-narcissiques-le-dossier.html

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Synopsis: un couple aimant formé d'une femme issue d'un milieu intello de gauche militant et provincial, négligée -mais non maltraitée- dans son enfance, et d'un homme appartenant à la bourgeoisie d'affaires yéménite surinvesti par les siens -mais d'une manière funeste- fils unique d'une grande fratrie de filles, vivant à Paris -le mariage de la carpe et du lapin- se déchire dans un pavillon de banlieue jusqu'au drame final.

Les personnages, distribution virtuelle
 La mama (Elvire Popesco)
Juliette (Isabelle Nanty)
Othello (Richard Berry)
Sophie -la sœur aînée du mari-(Arielle Dombasle)
Leila -amie du couple- (Josiane Balasko)




Othello et Juliette

La scène : un pavillon de banlieue tranquille. Le jardin est joli, planté de bambous vigoureux, la maison, confortable, sans plus. Des livres encombrent des étagères ainsi que quelques dossiers. Quoique le niveau de vie du couple semble plutôt élevé, l’intérieur fait pauvre, succinct... Net mais sans fioritures : le seul luxe, des plantes épanouies, bien soignées, artistiquement disposées partout.

C’est le soir (21 heures 30) Juliette corrige des copies 

Othello rentre ouvrant bruyamment la porte. Il pleut. Elle ne l’attend jamais : cadre supérieur dans une grande administration, il n’a pas d’heures. Elle travaille dans la salle commune où règne un silence absolu : elle n’a pas de bureau. Elle relève la tête. Un bref sourire, un salut et un baiser distrait, et elle a replongé dans son travail.
- Excuse-moi, mais je finis juste celle-ci ... lui a-t-elle dit gentiment .
Il ne répond rien mais soupire très fort, fait les cent pas devant elle, énervé ... Quelques secondes à peine puis il n’y tient plus :
-- Ma mère va très mal, elle m’a appelé au moins dix fois à mon travail, c’est terrible : il va falloir que l’on y aille ce soir. 
C’est déjà une première violence, légère, de sa part, car lorsque lui travaille, quelles que soient les circonstances, il ne tolérerait jamais qu’elle l’interrompe ("tu vois bien que je suis occupé !") Elle commet ici sa première erreur : elle ferme son classeur. Elle aurait dû poursuivre son travail et ne lui parler qu’après avoir fini la copie sur laquelle elle travaillait, comme elle le lui avait dit au départ, quitte à le lui répéter calmement. Elle a perdu déjà un peu de terrain. L’escalade va continuer. 

 
Observons la formule d’Othello : "il va falloir que l’on.." L’indéfini et la tournure passive font passer pour une nécessité extérieure évidente et absolue concernant aussi bien Juliette que lui-même ce qui n’est que sa décision personnelle... (Il dit : "il va falloir que l’on y aille ce soir" comme il dirait : "il va falloir prendre un parapluie car il pleut.") C’est un "il" indéfini qui impose à Juliette  comme à lui, malgré eux, de sortir : ce n’est pas Othello. Mais elle a l’habitude et n’a pas l’intention de se laisser faire.
- Vas-y toi. Moi, je ne peux pas : j’ai ces copies à rendre demain, tu sais ... "
Elle commet là une autre petite erreur qui s’ajoute à la précédente : elle se justifie et va se laisser entraîner dans une discussion tatillonne, éprouvante, voire humiliante puisqu’il va finir par lui donner des conseils "professionnels" sur le mode de l’humour forcé, laissant entendre qu’elle est bien lente.... Le "tu sais" gentil de la fin est dit sur un ton conciliant, presque de prière...
- Ca peut bien attendre. Je viens de te dire qu’elle va très mal... Tu vois bien ce que cela signifie ? 

Le ton d’Othello est à la fois implorant et tranchant. Il feint de croire que le refus de Juliette ne puisse provenir que de son incompréhension de la situation. Elle est un peu balourde. Il la lui "explique" donc allusivement (tu vois bien ce que cela signifie ?) sans rien préciser, jamais car lui ne se justifie jamais. C’est elle donc qui est coupable de ne pas "voir" assez vite même si on ne lui a rien montré. Ainsi, il quitte le rôle de celui qui demande pour endosser celui du "prof" patient mais jusqu’à un certain point indiquant à un élève difficile les raisons pour lesquelles l’ordre donné est incontournable. 
- Oui, bien sûr.
Juliette ne voit pas vraiment mais elle ne tient surtout pas à s’engager dans une longue discussion. Elle ajoute donc aussitôt, toujours conciliante :
- Vas-y vite, toi. Moi, j’ai ces bacs blancs, je suis la dernière pour les rendre et... 

Elle commet la même erreur que précédemment : se justifiant encore, elle perd du terrain. Elle laisse supposer qu’elle est en tort. Il s’engouffre aussitôt dans la brèche d’un bloc ...
- Tu ne pouvais pas les faire avant ? Mais enfin, bon ... Tu les feras après. Ne rends pas les choses plus difficiles encore, tu sais bien ce qu’il en est ...

 L’incohérence et la mauvaise foi sont flagrantes : il lui reproche à la fois de s’y prendre au dernier moment, se posant en Inspecteur de l’Éducation et dans la même volée lui ordonne (!) de le faire après, reprenant ce qu’il vient juste de lui dire (cela peut attendre).. La tournure impersonnelle signifie toujours qu’il n’y est pour rien, lui. Il s’agit d’une nécessité impérieuse. Le mépris est ici déjà sensible : il se permet de la juger dans sa profession et il impose ses priorités comme si cela allait de soi, des dictats. On observe que, sauf une fois beaucoup plus loin, au moment de la scène finale, il ne s’explique jamais : il "dit". C’est d’ailleurs une de ses tournures favorites : "je t’ai--- dit", toujours exprimée fautivement sans complément d’objet. Dans ces cas, il met un accent tonique incorrect sur le "ai" qu’il prolonge en nasale, révélateur de son origine et son milieu social. C’est le ton du Prince, sec, distingué, haché et chantant à la fois, celui de la classe dirigeante francophone de son pays s’adressant à des inférieurs. C’est ce que Juliette appelle ironiquement l’accent "Hanouch".

- Non, je n’ai pas pu les faire avant. Tu ne remarques rien ici ? J’ai tout rangé. Ça m’a pris la journée. Et à présent, tu as vu l’heure ? J’en ai encore pour une heure et demi. 
Se justifiant encore, elle prête à nouveau le flan à un marchandage de mauvais aloi qui va l’user et la faire céder.. Elle n’aurait jamais dû invoquer le rangement : elle a l’air de quémander son approbation. Effectivement, cela va aussitôt être l’objet d’une âpre, stérile et humiliante discussion critique. Du coup, sa colère va s’accumuler... Et exploser quatre heures plus tard, avec le résultat dramatique que l’on va voir...

- Le ménage ? Tiens, je n’avais pas remarqué... Toute la journée ? Forcément, (il rit, d’un rire un peu forcé) quand on le laisse s’accumuler ... Bon, mais : une heure et demi ? Pour quelques copies ? Tu ne vas pas mettre tant de temps que ça... Tu ne vas pas me dire que c’est si long , leur prose ..." Il prend une copie assez courte, l’ouvre d’un air sévère, affecte de la soupeser, l’agite et rit encore.
Le mépris est de plus en plus évident, masqué par un soi disant humour qui n'est que sarcasme. Pesant : "je n’avais pas remarqué -que tu avais fait le ménage-", quoiqu’insidieux. Si elle proteste, il répondra : "Mais je n’ai pas dit ça pour te blesser ; j’ai tant de soucis en ce moment que je n’y ai pas fait attention... Ce n’est pas un drame tout de même. En effet, maintenant que tu le dis, je m’en aperçois, et c’est agréable de rentrer dans une maison en ordre... "
Pour ce qui est du "on le laisse s’accumuler", Othello a bien pris soin d’user toujours de sa formule impersonnelle favorite. Si elle riposte que ce n’était pas elle seule qui l’avait laissé, il rétorquera : mais qui t’a dit que c’était toi ? Tu m’as mal compris : j’ai dit "on", ça ne veut pas dire toi. Le ton a imperceptiblement encore changé : "Tu ne vas pas me dire ..." Il pose à celui à qui "on ne la fait pas" répondant à qui tente de l’entortiller. Une journée pour ranger et une heure et demi pour corriger six copies? Cela ne prend pas. Il sait mieux qu’elle comment ranger et corriger des copies... Elle aurait dû arrêter net la conversation qui dérive et la conduit de plus en plus bas. Il l’aurait sans doute admis à ce moment et, même vexé, serait peut-être parti en soupirant. Mais elle a le tort de chercher à le convaincre. C’est elle qui semble le prier... qu’il la laisse en paix, démarche maladroite : elle n’a pas compris que son attitude fait le jeu d'Othello qui va en profiter pour augmenter la pression. Comme le toro, elle fonce sur la muleta et non sur le matador qui la manie. (Mais cela changera à la fin, d'où le drame.) Les propos d'Othello sont ici des tentatives réussies de la mettre en porte à faux, pour l’humilier légèrement, puis l’obliger, fatiguée, à céder. Il est un enfant gâté à qui rien ne résiste. Elle s’enferre : 
 
- Si , justement . Ce sont des L , tu sais : j’ai le plus fort coef. Ce n’est pas évident de les avoir et j’ai à cœur de me montrer à la hauteur pour l’an prochain, parce que ... "
Même jeu. Elle se comporte ici encore comme une employée devant un patron exigeant et tout puissant : elle lui explique l’impossibilité d’une prestation supplémentaire, accumulant ses raisons. C’est lui qui l’y a conduite. Ses élèves sont des "L" très demandés, elle a dû assumer le rangement... (tout ce qu’il sait mais feint d’ignorer pour l'épuiser.) Du coup, elle s’épuise effectivement. Rien n'est aussi éprouvant que la mauvaise foi de l’adversaire : c’est le but d'Othello. Comme le matador dans l’arène, il harcèle le toro. Au moment de l’estocade, l’animal n’aura plus la force de se défendre. Encore faut-il que celle-ci ne soit pas trop brutale : il sait d’expérience que Juliette, en ce cas, se cabrerait. Il tente alors l’humour gentil :
- Allez, ma chérie, mets leur quinze à tous, ne fais pas d’histoires, ce n’est pas le moment, et viens... Je t’attends dans la voiture... "
 
Le mépris, quoiqu’affectueux est ici encore plus direct : il ne paraît même pas avoir entendu son refus. Le forcing est patent mais il est encore masqué par l’humour affecté. Cependant, le rapport de force frontal devient inévitable.
- Je ne peux pas . Vraiment . Désolée."
Il faut à présent, pour qu’elle se tire d’une situation qui ressemble à un viol moral, qu’elle ferraille ferme car par sa maladresse elle s’est laissée conduire, reculant pas à pas, jusqu’au mur. De fait, chez lui, le ton monte brusquement, durcit, puis redescend.
- Eh bien, chapeau pour la solidarité ! Je le retiens. Tes élèves, toujours ... Pour une fois que je te demande quelque chose ... C’est juste pour une demi-heure pourtant ... "
Le ton est passé de l’agressivité quasi menaçante ("je le retiens" et ce n’est pas un vain mot) à la douceur mielleuse dans une même volée. Il attaque et enjôle à la fois. Elle ne sait plus si elle a envie de céder ; pour avoir la paix ; par amour ; par gentillesse ; ou par peur de représailles. Il va à tour de rôle, faire appel aux quatre. Elle donnera dans tous.
- Vraiment, tu sais, cela m’embête ... Et puis ma présence n’est pas indispensable. C’est toi qu’elle veut voir, non moi.

Elle est en train de céder : elle ne dit plus "je ne peux pas" mais "cela m’embête" sous entendant qu’elle envisage de consentir à se laisser "embêter". Il saisit son avantage mais dans sa hâte va commettre une petite faute.
- Oui mais moi, je voudrais tant que l’on soit ensemble. On s’est si peu vus ces temps-ci !"
Il a compris que c’est presque gagné : il enjôle encore, peut-être sincère, peut-être pour faire passer la potion, mais là, il gaffe. Juliette, choquée, relève aussitôt :
- Mais c’est toi qui étais en séminaire dix jours avec Jeanne, et juste comme j’étais en congé... 

C’est une bévue qu’il vient de commettre, la seule : son arrogance lui joue parfois des tours. Ce séminaire, elle le lui avait reproché justement parce qu’ils ne se voyaient plus et qu’il y allait avec une collaboratrice ouvertement amoureuse de lui. Mais il se raccroche immédiatement aux branches. Sa réflexion, désinvolte, est mufle mais aussitôt atténuée par une lourde flatterie:
- Eh bien justement : je n’y suis plus .. Il faut en profiter.. Allez, j’ai envie d’être avec toi et toi seule. Non, ne te défend pas, c’est toi que j’aime... Tu es la plus belle, la plus formidable... Tu m'as tant manqué. Tu le sais du reste, ce n’est pas la peine de te le redire.. Viens!"

Il a perdu du terrain. Habile au début, il a trop vite dévoilé ses batteries. Il essaie la tendresse. Mais Juliette est habituée à ses débordements lyriques dont elle ne sait s’ils sont calculés ou sincères (ils sont peut-être les deux), à ses revirements. Elle se rencogne, blessée par sa muflerie et du coup, est renforcée :
- Cela m’embête. Vraiment. Et puis si ta mère va mal, c’est sans doute lié à ton séminaire : dix jours que tu ne l’as pas plus vue que moi. Tu sais de plus que je vais avoir une inspection dans la semaine ..."
Elle ne confirme pas son avantage : elle aurait dû se taire après "tu ne l’as pas plus vue que moi." Ses justifications sont devenues quasiment des prières. Accumulant ses raisons, elle ne fait qu’affaiblir sa position, on est toujours dans l'inversion des rôles, c’est elle qui semble lui demander qu’il la laisse corriger ses copies ("c’est le bac blanc, je suis la dernière, j’ai le plus gros coef"...) arguments qu’il va récuser tour à tour. Il peut être satisfait, ce n’est plus lui le demandeur qui doit s’expliquer sur les causes d’une requête inopportune, c’est elle qui doit justifier les raisons de son refus... A aucun moment, il ne lui a donné de précisions sur le mal-être réel de sa mère : il "dit", elle est priée d’enregistrer... Il va alors attaquer durement  un cran de plus.

- Soit. Seulement il faut tout de même que tu prennes tes responsabilités Juliette. Elle va de plus en plus mal, tu le sais pourtant !
Non, elle ne le savait pas l’instant d’avant et il n’a toujours rien précisé : Othello joue la connivence forcée. Il prononce à ce moment-là son nom d’une manière particulière, sèche, autoritaire.. avec la voix d’un prof qui interpelle un élève au fond qui bâille aux corneilles. Il ajoute :
-Il va falloir par conséquent prendre quelqu’un pour se charger d’elle et à temps plein. Tu vois bien ce qui se passe ce soir ? Et qui se passera souvent malheureusement il faut le savoir ! Quelle histoire pour une petite demi-heure. Pourtant, on aurait été ensemble pour une fois ...

Toujours , la forme impersonnelle : il va falloir. Là, il prépare doucement le terrain pour tout à l’heure faire donner l’artillerie lourde : l’argent. Mais il rattrape aussitôt ce que ses propos peuvent avoir de tranchant  (conscient qu’il va la braquer et que de tels arguments doivent être réservés à la nécessité absolue) par une déclaration d’amour finale ... ("on aurait été ensemble pour une fois"). Il prépare également le terrain pour d’autres soirées analogues dont celle-ci n’est qu’une prémisse ("et qui se passera souvent malheureusement il faut le savoir") ... Voilà Juliette prévenue... Après , il pourra lui dire "je t’avais dit" ..
- Mais vas-y toi. Qui t’empêche ? 


Elle résiste mais ce sont ses dernières cartouches : un baroud d’honneur .. Il reste encore une passe et ce sera la mise à mort.
- Puisque tu ne veux pas venir, je n’ai pas envie d’y aller moi non plus. J’ai envie d’être avec toi, moi. Je vais donc prendre quelqu’un la nuit. Comme ça on sera tranquille, enfin TU seras tranquille plutôt ... 
La manœuvre est subtile quoique grossière : il la "préfère". Il ne veut pas se passer d’elle. Il l’aime ... Comme elle fait décidément sa mauvaise tête (est-ce qu’elle l’aime autant que lui ? Il semble en douter puisqu’elle refuse de l’accompagner) il va donc devoir engager une employée, non pas pour soigner sa mère... mais pour que sa femme soit tranquille, nuance. C’est Juliette en quelque sorte  qui l’y contraint. Il renverse encore la situation : ce n’est pas sa mère qui nécessite une gardienne, mais sa femme, parce qu’il l’aime sans retour.
- Après tout, c’est une idée ... 


Elle n’a pas encore compris qu’il s’agissait d’un chantage malgré le : "tu dois prendre tes responsabilités" et le : "comme ça tu seras tranquille" ... Et elle souscrit naïvement à l’idée. Sa candeur ici paradoxalement la sert :Othello, habitué par son milieu au discours à tiroirs, aux demi teintes et aux flèches en biais est contraint de se dévoiler : la manœuvre va donc apparaître ouvertement.
- Comme tu dis, c’est une idée. Ça te va bien, les idées de ce type : évidemment tu seras tranquille ... Mais il y a un hic vois-tu : cela coûte huit mille francs par mois et encore sans l’ursaff.. Plus la femme de ménage qu’elle a déjà à mi-temps, tu vois ça ... 
- Si ta mère est mieux après, ma foi, ne crois-tu pas que cela vaille la peine ? L’idée est de toi après tout : c’est ta mère, tu sais mieux que moi ce dont elle a besoin ... 

Elle commence à comprendre à demi : elle sent qu’il va falloir jouer serré et son langage pour la première fois s’est fait prudent et contourné. Si elle répond "c’est cher" il la taxera d’égoïsme et l’accusera de négliger sa mère mais si elle observe que "cela en vaut la peine", il lui reprochera sa légèreté vis à vis de l’argent et la désinvolture avec lequel elle le contraint à se débarrasser d’une charge pourtant légère, qui lui pèse, à elle seule... En fait, la manœuvre est pire encore. Il enchaîne aussitôt, froidement, avec la voix blanche, atone qu’il prend lorsqu’il est furieux :


- Ça t’arrange de te débarrasser d’elle, on le voit bien. Chapeau. Et puis, pour toi, l’argent ne compte pas évidemment... Tu programmes sans réfléchir n’importe quoi... Des choses grandioses : ce voyage de Dimitri au Japon, ces cours de piano pour Marianne... Othello paiera. Très bien, je ne suis pas contre si ça leur fait plaisir. Mais tu prendras tes responsabilités : pour le coup, je ne vais pas pouvoir tout assumer, je te l’ai déjà dit.
 
Non, il n’a jamais rien dit de tel au contraire : le voyage de leur fils était prévu par lui autant que par Juliette. Ici, il joue de la contre vérité. Cela ne s’arrêtera pas. Il ajoute :
-Il faudra faire en fonction des priorités. Par exemple le voyage de Dimi, tu t’en chargeras si tu le veux bien, ainsi que d’un certain nombres d’autres choses du reste... Je ne peux tout assumer... 

Elle a compris. Tout bascule à cet instant. Cette fois, enfin, l’artillerie lourde est en batterie et commence sa canonnade : cela ne va pas arrêter. Si Juliette ne veut pas l’accompagner ce soir chez sa mère (et pas seulement ce soir-là, il l’a "prévenue") leurs enfants paieront les pots cassés. A bout d’arguments, exaspéré par sa résistance plus ferme qu’il ne croyait, il ne va  même pas masquer son chantage. (Car Juliette ne saisit pas à mi mot!) Cette fois, ça y est : elle a enfin compris. Elle est navrée, presque désespérée puis se reprend : ce n’est pas la première fois qu’il agit ainsi surtout lorsque, ayant pris des engagements, elle ne peut plus se désister. [Elle se souvient de travaux qu'ils avaient commandités et dont au dernier moment il avait refusé de payer la dernière tranche ; aux abois, harcelée par le maçon -furieux à juste titre- elle avait dû faire un emprunt en catastrophe à un taux quasi usuraire. Elle avait pardonné, émue d'avoir deviné ses "raisons" : il ne voulait pas d'une salle d'eau au rez de chaussée -c'est à dire d'un appartement autonome pour elle et leur fils- car il gardait l'espoir d'une vraie vie commune et faisait "comme si". Il obtint gain de cause: malgré "son" appartement, elle vécut par la suite la majeure partie du temps au premier étage.. et pendant quelques mois tout se passa -relativement- "bien".. jusqu'à ce soir-là.] Elle est à la fois en colère et méprisante.


Et à partir de ce moment, comme lui, elle va cacher parfaitement son jeu. Elle ne hausse même pas le ton : il ne faut pas qu’il comprenne à quel point elle est atteinte sinon il se renforcerait encore. Le ver est dans le fruit. Par son autoritarisme et le mépris qu’il manifeste vis à vis de sa femme, Othello a induit une relation perverse à laquelle elle finira par répondre identiquement.
- Tu sais bien que je ne peux pas, moi seule, le payer ...
Elle a immédiatement les larmes aux yeux et sa voix tremble un peu mais elle se ressaisit aussitôt: devant Othello, il ne faut jamais montrer de faiblesse. Elle ajoute alors, changeant de ton comme si elle venait de réfléchir, légèrement, jouant, presque joyeuse :
- Mais après tout tu as raison : ce n’est pas indispensable en effet ... Ces séjours si lointains, je m’en méfie, tu le sais bien, c’est mon côté Mama Roma. C’est ta sœur du reste qui avait insisté pour qu’il y aille avec Phil.. Elle comprendra fort bien que nous n’ayions pas les moyens de suivre. D’ailleurs, on n’a même pas à le lui expliquer, ça nous regarde après tout. Phil n’aura qu’à y aller avec Jo ... Je suis sûre qu’Anna acceptera sans histoires ..
 
Juliette vient là mine de rien de lancer de terribles flèches. A présent, elle combat avec les mêmes armes qu'Othello. Sa candeur l’a quittée, sa sincérité ne sert à rien. Cela devient un jeu pervers qui l’avilit, elle, comme il s’est lui-même avili en la faisant chanter. Elle relève le défi. La partie d’échec est engagée : si elle veut, elle aussi peut jouer. Son coup est parfaitement ajusté: Othello pose au père large et attentionné devant ses sœurs... -surtout l'aînée qui, snob et impitoyable, comme leur mère, envers les "ratés", terme qu'elle applique à quiconque gagnant moins que son mari, banquier- milite pour des activités communes et onéreuses pour les deux cousins. Refuser in extremis le voyage pour une question de moyens le placerait dans une position inférieure vis à vis de celle dont il redoute la condescendance -qu'elle lui inflige par en dessous comme à tous- et proposer à Jo, l’enfant de son autre sœur, de remplacer son fils serait plus humiliant encore : cela signifierait qu'Anna, la plus jeune, la "petite" a plus de moyens que lui, le seul garçon, le Chef -ce qui du reste est exact-. Cela ne se peut. Touché, il recule aussitôt :


- Enfin on verra bien. Il faut que je fasse mes comptes. Mais en ce moment, la priorité, c’est d’aller rue Mazarine. Bon, j’y vais, il se fait tard. Alors, décidément  tu ne viens pas ? (Le ton change encore). Puisque je te dis que ce sera l’affaire d’une demi-heure, allons  sois sympa. Si tu veux, après, on ira faire un tour.. " (!)
Il a définitivement oublié les copies : on ira faire un tour ! Il a compris qu’il a enfin gagné mais pas comme il avait pensé : le chantage n’a pas fonctionné, les cartes de Juliette sur ce coup sont meilleures. Elle commet une autre erreur : devant une telle pression, elle n’aurait jamais dû céder même si elle le fait pour d’autres raisons dont la fatigue a une part déterminante. Sait-elle elle-même pourquoi elle cède ? Est-elle sûre que la menace n’a pas, si peu que ce soit, porté ? Ayant vu retourner avec malice son chantage, Othello tente d’atténuer son coup raté par des propos plus amènes. Elle cède sous conditions. Elle sait déjà que celles-ci ne seront pas remplies mais veut le mettre dans son tort lorsqu’il faillira. Elle veut accumuler les griefs pour s’en servir ensuite. Elle est à ce moment là à la fois manipulée et, quoique moins qu'Othello, manipulatrice (mais elle a plus d'atouts, dont le principal est la vanité d'Othello devant sa famille) et les rivalités sans cesse entretenues pas la mama entre les enfants.
- Bon, tu me le promets ? Une demi-heure seulement ? Sûr ? J’emporte mes copies . 
 
- Bien sûr. Même moins. A propos, Arielle ( leur nièce) est allée à Tokyo la semaine dernière, tu ne le savais pas ? Elle m’a donné l’adresse d’une auberge tout ce qu’il y a de convenable et pas chère du tout ... Je suis sûr que Phil et Dimi s’y plairont ...
- Enfin, s’il y va - ajoute-t-elle négligemment.- Car il est bien jeune et bien immature.. Je n’en ai guère envie finalement, je crois que ce serait mieux que Jo le remplace, on verra l'an prochain."


Ici, elle pousse encore son avantage quoiqu’elle joue gros jeu : son fils rêve de ce voyage promis depuis un an dont effectivement elle a un peu peur. C’est Othello alors qui va vanter les mérites des séjours à l’étranger et Juliette qui va feindre de se faire prier pour consentir. Le problème du paiement demeure, non résolu : Othello l’a volontairement laissé en suspens afin de l’inquiéter un peu et de pouvoir s’en servir ultérieurement. Mais le levier est fragile, il est inquiet. Le chantage est devenu réciproque : pour rien au monde, il n’avouerait à sa sœur sa gêne qui du reste n’est pas réelle. Ils se tiennent donc tous les deux. Mais il est d’autres chantages possibles de la part d'Othello, Juliette le sait. A présent, elle comprend les tiroirs, les demi mots cachés...


Dans la voiture (10 heures 27)

 Dans la voiture, consciente de s’être fait manipuler et pire, d’avoir elle aussi manipulé, elle allume une cigarette tout en conduisant. C’est toujours elle qui conduit. Othello n’aime pas cela et sa vision nocturne est déficiente.
- Je t’ai déjà dit mille fois de ne pas fumer dans la voiture .
Le ton est remonté d’un cran. Il a gagné, plus besoin de prendre de gants. Agressif, tranchant. Il est le maître : "il a dit". Elle est ferrée : elle a cédé une première fois, consentant à abandonner ses copies, elle est dans la voiture avec lui, il pousse son avantage. La violence est déjà présente depuis longtemps : il la méprise d’avoir accepté son chantage quelqu’il soit mais il sait aussi qu’il a mal ajusté sa principale flèche et qu’elle n’a donc (peut-être ?) cédé que parce qu’elle l’a bien voulu ..  Au fond, il n'est sûr de rien. Sa rancune est vive. Il adopte ici un ton plus vrai, plus sincère : celui, cassant, du chef : "Je t’ai déjà DIT.." Il ne demande plus, il ordonne. Il "dit". Le temps n’est plus aux prières, fussent-elles voilées. Il en veut à Juliette de lui avoir résisté fermement et de l’avoir conduit à utiliser une arme vile. Il lui en veut... de sa propre cruauté : reprocher à ceux qu'ils blessent de les avoir conduits à les navrer est un classique des doleurs et des délinquants. (La femme violée est une pute, les gens escroqués, des crétins etc..)

Othello veut que sa femme soit semblable à lui en tout point. Il ne conçoit pas qu’elle ne veuille pas ce que lui veut. Faute qu’elle soit son double, il la voudrait son instrument. Cela ne se peut : elle se révolte, regimbe et en cas d’urgence lui rend ses coups. C’est lui a perverti la relation mais c’est elle finalement qui, perdant toute innocence, a enchaîné et sans doute plus cruellement encore car il est plus vulnérable. Le dos au mur, elle montre qu’elle est aussi intelligente que lui.. afin de faire cesser son mépris. La partie est engagée. Lui en souffre infiniment. Il aimait celle qu’elle était avant, naïve, différente de lui : mais pour s’adapter à lui, elle a dû se modifier. Il l’y a forcée. (Il la voulait autre ET même à la fois) . 

Et à présent, il déteste celle qu’elle est devenue. Qui sait pense-t-il si elle l’aime, si elle compatit vraiment ou si elle ne lui a cédé que sous la menace ? Il ne le saura jamais : une fois que l’artillerie lourde a donné, il n’y a plus de moyen sous les décombres de retrouver dans les débris ce qui est une tasse de thé ou une lampe, les motivations : nobles ? Juliette a vu sa détresse et elle cherche à la pallier... Neutres ? Elle est simplement fatiguée de discuter et ne peut plus se concentrer... Ou viles ? Elle a peur d’un autre chantage au fric mieux goupillé que le premier. Il ne sait pas. Il a certes gagné, mais c'est une amère victoire. Il pense tristement qu’elle n’a cédé que devant la force. Est-ce le cas ? Elle ne sait plus elle-même. En partie seulement. Si elle a fini par consentir à l’usure, c’était tout de même plus ou moins volontairement. Plus ou moins, le problème est là. Le doute demeurera toujours sur le "plus" et le "moins" : redoutant son désamour, il finit par le susciter, la conduire à une pseudo prostitution... qui le torture et nourrit sa haine. Humilié, il veut lui faire payer ce qu’il a pris pour une insulte à son honneur : cela fait une demi heure qu’il parlemente avec elle, qu’il la supplie, même s’il masque habilement cette dimension de l’échange, et finalement, il a fallu la menacer pour qu’elle cède. 
 
On peut dire que leur relation d’amour finit ici. Mais ils ne le savent pas. Entraînés comme par une machine folle, ils vont continuer à se déchirer. Elle proteste fortement: la scène véritable aurait pu commencer à ce moment-là.
- Flute, tu m’obliges à sortir alors que je travaille et en plus tu m’embêtes parce que je fume, il y a des limites tout de même ...
Mais elle s’arrête cependant car il a ajouté, reprenant le ton malheureux du début :
- Cela me fait très mal , tu le sais.
Soit : devant de tels arguments, il n’y a rien à faire. On remarque ici que c’est lui qui a stoppé par un revirement rapide la scène qui s’annonçait : lorsqu’ils auront vu sa mère, sur le chemin du retour, c’est lui qui la provoquera. Il semble ici avoir "gelé" sa colère qu’il ne laissera éclater que dans quelques heures, mission accomplie .. Othello est un colérique à froid qui engrange, contrairement à Juliette qui en principe explose immédiatement.

Ils arrivent. Juliette se gare, Othello est déjà descendu devant la porte (il craint la pluie ) et sonne à l’interphone. Lorsqu’elle arrive, il est déjà en haut. Il n’attend jamais. On l’attend toujours. Ici, il traite Juliette comme son chauffeur et ne se soucie pas qu'elle erre dans une rue adjacente peu fréquentée à une heure tardive. Mais au point où ils en sont, elle l’accepte : c’est même elle qui lui a suggéré de descendre (sa fragilité est réelle) et elle ne se soucie pas de rester chez sa belle-mère plus que nécessaire. 


Chez la belle-mère (10 heures 40 à 1 heure 30 du matin)

Chez sa mère enfin, les saluts joyeux, les congratulations infinies (elle ne va pas si mal que cela ?) adressés au fils unique ne sont pas encore épuisées lorsque Juliette arrive... la belle-fille-chauffeur-livreur étant comme d’habitude quasiment ignorée. Elle s’assoit sagement et ... attend . Elle s’ennuie ferme. Elle n’ose pas prendre ses copies. La conversation dérive parfois dans une langue étrangère, juste quelques mots, et reprend en français. Quelques lamentos, certes d’après la tonalité et les gestes mais dans l’ensemble cela ne semble pas aller si mal qu'elle craignait. Il est vrai qu’elle ne comprend pas les apartés. Ce sont peut-être des mots dramatiques qui sont dits en VO afin qu’elle ne puisse comprendre leur teneur ? Mais les sourires ? Le temps passe : une heure et demi. 

La belle-mère sort café et gâteaux : cela va durer, visiblement ... Elle rit, devise avec son fils. Qui va mal, vraiment ? Elle ou lui ? Deux heures s’écoulent . 

Agacée, Juliette prend enfin son mari à part et lui dit qu’elle va partir : ses copies attendent toujours. Elle reviendra le chercher quand il l’appellera. Elle a conscience de rompre l’harmonie du moment mais, fatiguée (le rangement, les copies et la scène, celle-ci étant de beaucoup la plus épuisante) elle n’en a cure : elle utilise la cartouche qu’elle avait prévue lorsqu’elle avait fait promettre à Othello que cela ne durerait pas plus d’une demi-heure .
- Mais on va y aller. (Le ton est exaspéré : il fait comme si elle faisait un caprice.) Je t’ai dit : une demi-heure seulement. Tu ne vas pas rentrer seule puis revenir ?  Tu vas te fatiguer pour rien, c’est idiot ...  (!)

La mauvaise foi est ici évidente : il avait dit une demi heure mais ceci il y a une heure. Et à présent, il s’est écoulé une heure et demi. Mais il reprend à nouveau sa formule sans paraître savoir additionner. Et enfin, il feint de se soucier de sa fatigue.. qu’il a lui-même causée : "Tu vas te fatiguer pour rien". Devant sa belle-mère, Juliette, ulcérée, ne relève pas l’hypocrisie des propos mais elle soupire tout de même, levant les yeux au ciel. Celle-ci, badine, lui demande alors si "elle s’ennuie tellement chez elle". (C’est la première parole qu'elle lui adresse de la soirée.) Juliette doit encore s’excuser : ses copies, toujours... 
 
- Vous leur donnerez après. Ce n’est pas grave... " déclare la belle-mère magnanime avec un geste désinvolte de la main. Juliette doit encore expliquer :
Elle commet ici la même erreur qu’avec Othello, (elle se justifie), plus grave encore car la belle-mère qui n’a pas avec elle des relations d’amour, va en profiter pour l’humilier encore plus fortement.
- Ce sont des L, savez-vous, et .... 

L'autre n’écoute déjà plus, tourne à demi la tête et, pendant que Juliette lui parle encore, essayant de la convaincre de sa bonne foi navrée, elle dit soudain à son fils quelque chose qui le fait éclater de rire. Juliette, agacée, le regarde, interrogative :
- Ce n’est rien, ne t’en fais pas, je te dirai après... C’est intraduisible en français.
 
En fait, elle a comparé Juliette à Karimé, une ancienne "nurse" d'Othello. L’image n’est pas nécessairement méchante car Karimé, dont Othello enfant était amoureux, très belle, ressemble un peu à Juliette et le souvenir de cette jeune fille demeure encore, vif et ému dans la famille, le cas est unique : les autres "bonnes", nombreuses, n'ont pas laissé de traces, pas même leur prénom puisqu’elles étaient toutes par principe appelées Fatima. "Il l’aimait tellement -dit souvent sa mère, encore amusée- que, lorsque j’envoyais une autre le chercher à l’école, il refusait carrément de venir, hurlant qu’il ne partirait qu’avec Karimé et personne d’autre. La maîtresse, le directeur, rien n’y faisait : l’autre devait s’en retourner à la maison sans lui en pleurant et Karimé, s’interrompre pour courir le ramener. C’était comique, si vous saviez. Ah, il savait ce qu’il voulait, même à quatre ans !"
(Charmant bambin, déjà ...)


Il rit toujours, sans pouvoir s’en empêcher : un vrai rire pour le coup observe Juliette, c'est rare. La belle-mère, pour atténuer sa grossièreté (ou pour la renforcer, avec elle Juliette ne sait jamais) lui propose aussitôt un gâteau spécial :
- Je l’ai fait exprès pour vous" ajoute-t-elle tout sourire.Juliette doit donc remercier.. et décliner..
Elle ne se souvient pas avoir jamais indiqué un goût particulier pour le chocolat visqueux dont le gâteau est farci et nappé, tout au contraire, cela  lui soulève le cœur... Elle saura après que c'était volontaire, une habitude de la Mama, farceuse à sa manière.


Le couple mère-fils semble pervers : ils fonctionnent identiquement, même arrogance, même égoïsme, même mépris des autres masqués par une cordialité superficielle, même hypocrisie. Visiblement, tout en souriant, ils s’amusent tous deux à blesser Juliette. Celle-ci, qui a cependant fini par comprendre la démarche de son mari, n’est pas parvenue à saisir immédiatement celle de sa belle-mère pourtant identique. Il lui faut un temps d’adaptation pour se rétablir : là, ce sera fatal car elle a pris du retard. Au lieu de partir simplement, elle s’est expliquée, comme avec Othello et a reçu en retour exactement la même fin de non-recevoir mais plus méprisante encore : sa belle-mère l'a coupée au milieu d’une phrase sérieuse et a placé là un aparté comique avec son fils, excluant Juliette par l’emploi d’une langue étrangère et changeant délibérément de registre (rires) ... comme si celle-ci n’existait pas. Celui-ci a fait écho, renforçant le coup. Peut-être n’a-t-il pas pu se retenir ?

Mais on peut aussi se demander si là, Othello ne se venge pas de l’humiliation que lui a infligée Juliette. Il se servirait alors de sa mère. Cela fonctionne : Juliette est blessée mais ne peut parer : le rire les a éloignés de sa portée. Ils se sont rencognés dans leur bulle linguistique. Agacée, elle affecte alors de ne s’adresser, fortement, qu’à son mari :
- Je vais aller au troquet finir mes copies c’est tout. Ici, je ne peux pas. Je reviendrai dans une heure, si tu veux .
Othello est fâché. Mais devant sa mère, son ton est retenu, bas, presque chuchoté et il contraste avec la dureté des propos tenus. Celle-ci cependant n’en perd pas une miette. Se satisfait-elle du désaccord entre les deux époux ? Peut-être .Est-ce elle qui a monté l'affaire? Possible.
- Encore tes copies ! Quand tu as une idée en tête, toi... Bon, d’accord, on va y aller... Ah, tu les mérites, tes dix mille balles par mois, y a pas à dire. Tu ferais mieux de laisser tomber ce boulot à la fin... 

Il a, là, carrément inversé les termes du rapport : c’est elle qui "fait tout un flan" et non lui. Le mépris est évident : iI assimile son travail à une histoire futile qu’elle utilise pour lui nuire alors que c’est lui qui la harcèle depuis le début, qui la force, la "viole" mentalement.
La belle-mère aussitôt, demande doucement à son fils, en français, de réparer une lampe avant de partir :
- Juste une minute, ce n’est rien, ma chérie s’excuse-t-elle, feignant la confusion en riant, devant AJuliette qui bout.
Ceci semble confirmer que le couple mère-fils est pervers : ostensiblement, la belle-mère, ici, met de l’huile sur le feu. Elle accentue la pression. ("Juste une minute, ce n’est rien ma chérie.") Othello a-t-il manipulé sa mère contre Juliette ? Ce n’est pas exclu : une partie de leur conversation lui a échappé. Ou est-ce l’inverse ? C’est probablement le cas au début. Ensuite, la manipulation a été réciproque. Dans les deux cas, il s’agit d’un couple pervers qui se venge (de son inachèvement sexuel ?) sur Juliette, rivale des deux côtés : rivale de la mère pour le fils, du fils pour la mère. Tous les deux, au fond, lui en veulent. Et sa naïveté - relative - en fait une cible facile à toucher.

La réparation prend du temps et du reste il n’y parvient pas. Il abandonne .
- Ce n’est pas si grave, chéri, laisse donc .. ta femme est pressée ...Tu le feras après ...
Elle a cependant pris un accent désespéré. Comme Othello, elle dit souvent une chose sur un ton inapproprié qui indique l’inverse. Cela met mal à l’aise : Juliette a l’impression d’être son bourreau .. C’est le but. In cauda venenum, elle ajoute, avant de refermer sa porte :
- C’est vraiment affreux de lire avec le plafonnier... Demain, si... (suit une phrase en langue étrangère, gestes à l’appui, que Juliette devine plus ou moins  : "si ta femme le veut bien, je ne veux pas vous faire disputer, à Dieu ne plaise, tu répareras ... ")
La mère joue sur l’orgueil de son fils : ici, elle est cruelle aussi bien envers Othello qu’envers Juliette. Lorsqu'elle observe qu’elle ne saurait lui demander "ce qui déplaît à sa femme", elle sous-entend qu’il est sous sa coupe. ("Il n’est donc pas un vrai homme", pour la mama, les hommes doivent dominer, sinon ils manquent à leurs devoirs.. et cela sécurise les femmes, ce qui ne l'empêche nullement de manipuler son fils et bien d'autres.) Ainsi Othello se sentira obligé de revenir "réparer la lampe": il n’est pas un pantin dans les mains de Juliette et le prouve. Une autre scène en gestation pour le lendemain? Comme beaucoup de manipulateurs, Othello, candide à sa façon, est aussi facile à manœuvrer .

Ils partent enfin, sous ces funestes auspices. Ils ont mis en tout trois heures et demi. Il reste encore le trajet. Dans la voiture, au début, c’est le silence. Il est exaspéré et le lui fait sentir : il met la radio, très fort (il est un peu dur d’oreille depuis peu) dans une langue étrangère. Elle retourne la situation en commentant mine de rien une information qu’elle a devinée :
- Tiens ? Tu as compris ?" s’étonne-t-il .
- Bien sûr : à force de vous entendre avec ta mère, je finis pas m’habituer .. 
Là, elle se moque de lui en lui laissant croire qu’elle comprend alors qu’elle ne fait parfois que deviner : elle veut le mettre mal à l’aise pour la prochaine fois. Elle va ajouter aussitôt, enfonçant encore son coin mais sur un ton léger :
- Ce n’est pas très difficile en fait car ta mère emploie souvent des mots français lorsqu’elle ne sait pas les traduire. Du coup on la suit plus ou moins. C’est une bonne méthode pédagogique du reste ...


La critique, quoique voilée, porte : la mère d'Othello en effet  parle mal la langue qu’elle affecte d’employer avec lui, signe du reste qu'elle le fait intentionnellement pour exclure Juliette. Du coup, elle use d'un sabir qui finit par être plus ou moins devinable...  Juliette poursuit durement :
- Du reste, je n’ai pas tellement plus de mal à la comprendre qu’en français parfois car elle mélange, inversant les conjonctions, jonglant d’une manière très... personnelle avec les temps, les conditionnels surtout, Elvire Popesco ... dans "La guerre des boutons" ! Elle est marrante.


Le coup est lourd mais Othello encaisse et même sourit tant l’image, cocasse, est juste.. Et Juliette a la finesse de ne pas sembler méchante. Sa mère, une bourgeoise superficiellement bien éduquée, qui fait des fautes, cherche à utiliser une langue qu’elle maîtrise mal.. mais elle maîtrise mal le français également... a en effet quelque chose de l’actrice roumaine, grande dame autoritaire et douce à la fois roulant les "r" mais une Popesco qui commettrait les fautes de syntaxe du petit Gibus ("si j’aurais su, j’aurais pas venu"). Le contraste est comique, il ne peut guère le nier : mais sa rage gronde... Juliette a pris soin de parler d’une voix neutre, amicale, riante, humour à la clef comme telle une prof qui parlerait à un collègue des difficultés d’un élève amusant. L’électricité se charge , doucement . 
 
Il lui en veut : elle n’a pas été l’épouse totalement soumise qu’il aurait voulu. Elle aussi, de lui avoir gâché une soirée et de ne pas l’avoir laissée terminer son travail : une nuit blanche l’attend. Tous les deux sont exaspérés.
- Tu vois, tu m’avais dit : une demi-heure et il s’est écoulé trois heures et demi" lui reproche-t-elle alors qu’ils sont presqu’arrivés. Et c'est là que tout éclate.
- Tu ne vas pas recommencer ton cirque, non ? J’en ai marre de ton boulot de merde ...


Retour à la maison (2 heures du matin) 


Cette fois, la mama n’est plus là; la mission-soirée yéménite accomplie, les formes ne sont plus de mise. Juliette escomptait une justification laborieuse : il explose, sa colère accumulée qu’il a retenue depuis le début et devant sa mère se débonde immédiatement... Il la dévalorise brutalement. Il lui en veut de l’avoir contraint à cette humiliante insistance, à ce chantage : il a ainsi dévoilé le besoin qu’il a d’elle. Elle proteste elle aussi, violemment cette fois : sa rage trop longtemps contenue pour elle aussi explose enfin, trop tard, trop vive.
- Si mon boulot ne te convient pas, trouve-t-en une autre plus disponible et plus valorisante qui t’accompagne quand tu le veux chez ta mère ou ailleurs et fiche-moi la paix à la fin... Jeanne, par exemple, elle se fera un plaisir. J’en ai marre de tes manipulations, de tes chantages, des apartés avec ta mère et de vos ricanements stupides... Mon boulot de merde ? Sortir de la misère des jeunes de banlieue vaut largement de faire des recherches pour [..] qu’on laisse souvent dans un placard. Séminaire, séminaires ? Mon cul, oui, vos séminaires : vous discutez à Tokyo dans des palaces de ce que vous pourriez régler tout aussi bien à Montpar dans vos chouettes bureaux. Cela fait plus chic : au moins, on est contents de savoir où passe l’argent du contribuable.. Tu me dis de le laisser, mon boulot de merde, mais tu me demandes parallèlement de payer le voyage de Dimi : que veux-tu à la fin ? Une chose et son contraire ? 

L’attaque est directe, sur plusieurs plans comme elle a l’habitude.. et grossière. Juliette a ici le mode d’expression de la banlieusarde qu’elle n’est pas, celui de ses élèves que sa rage lui a fait copier. Il est ulcéré, encore plus humilié... Le ton a atteint presque son apogée :
- Mais pour qui te prends-tu ? Pour Jeanne d’Arc, ma parole ? Parlons-en ! Remarque, pour ce que tu gagnes. C’est cela qu’elle disait, ma mère, tout à l’heure, si tu veux le savoir et qui m’a fait tant marrer.
Ce n’est pas forcément exact : Othello peut faire porter à d’autres les cruautés qu’il a envie de servir à Juliette pour la blesser (ou plus subtilement, péjorer légèrement des propos réellement tenus sur elle.) Deux coups en un : il la navre et divise, créant un fossé autour d'elle. Mais ce n’est pas forcément faux : sa mère -et surtout Sophie, sa sœur aînée- valorisant leurs proches -et tous- par leurs revenus et leur niveau social, ont l’habitude envers les "ratés" de la famille de lancer de telles réflexion y compris devant eux, par allusions ou directement -certains ne bronchent pas mais avec Juliette qui risque de répliquer hard, il faut garder ses fesses, molo-. Il poursuit :

- Que tu gagnais moins que sa bonne et travaillais même la nuit tandis qu’elle au moins  dormait. Tu n’es qu’une raté, oui, une ratée, même pas foutue de t’occuper convenablement de la maison, de te comporter correctement lorsque j’ai des ennuis, et tu as bien vu tout à l’heure, combien ma mère va mal...

"Ratée".. Othello perd les pédales, ses termes mêmes le révèlent. Il EST à cet instant celui qu'on a formaté autrefois et qui a prétendu se libérer de son milieu. D'autre part, il pratique ici le bourrage de crâne avec exposition sans appel de contre vérités criantes comme certains vendeurs qui veulent forcer un naïf à l’achat d’un produit déficient : non, Juliette n’a rien vu, au contraire, la mama lui a plutôt semblé aller bien. Il poursuit :
-... J’en ai honte, oui, honte. Je ne te l’ai pas dit mais Daniel et Denise ne veulent jamais manger chez nous à cause de l’état de la vaisselle. Et même Yves et Claude. Oui, ils me l’ont dit. Pas devant toi, bien sûr ... Mais regarde chez ma mère, chez Josia et même chez Michel. Tout est impeccable, parfait... Et ne me dis pas "je travaille". Je travaille, je travaille... tu ne sais dire que cela. Mais tu n’es pas la seule ma pauvre fille, à travailler. Chez Leila aussi, c’est parfait . Et elle aussi, elle travaille et bien plus que toi même ... Non ?

Une pierre dans le jardin de Juliette : Leila, l’épouse d’un ami d'Othello, est chercheur à l’INSERM et parfaite à tout point de vue. (Mais elle a aussi une employée, ce que néglige d’observer Othello) . Elle a "réussi", elle :Othello  humilie sa femme en la comparant à d’autres. De surcroît (cela n’est pas dit ici) elle a une fortune personnelle considérable, ce qui rend plus facile la vie au couple. Il reprend :
-... Et elle ne trouve pas déshonorant pour autant de laver correctement la vaisselle, elle. Mais qu’est-ce que tu as pour agir ainsi ? Pour qui te prends-tu ? Tu es une enfant gâtée, toujours dans tes livres, ton "œuvre", égoïste, comme tous les enfants uniques ...


Ce n’est plus une pierre mais un pavé cette fois dans le jardin de Juliette qui regrette douloureusement de ne pas avoir de fratrie, le drame de sa vie. Lorsque tout va mal, contrairement à Othello, elle est seule. Toutes ses sœurs évidemment soutiennent le frère, le Chef, contre elle. Sa plaie est vive, qu’il fouille à plaisir. 
Il continue, mais, là, il va se dévoiler maladroitement : c’est sa seconde erreur. Juliette qui ne la relève pas immédiatement (sous l’avalanche elle ne fait au départ que parer) l’enregistrera cependant et s’en servira efficacement ensuite. Cela lui permettra même de porter le coup décisif :
- Madame se prend pour Simone de Beauvoir... Alors évidemment, les ploucs comme moi ... La vaisselle, c’est au dessous de toi ...

 Othello est inquiet que sa femme ne le dépasse, au moins sur un certain plan. Il vient de le lui faire comprendre ici. 

Là, il utilise en vrac la calomnie supposée ("Denise et Yves disent que la vaisselle est sale") à laquelle il mêle aussi un peu de vrai (?). A Juliette ensuite de démêler les fils : désormais, elle se méfiera de tous. Elle résiste fortement, ferraille ferme. Mais mal, en criant, en se justifiant tout en accusant aussi :
- J’ai un travail prenant (oui, tu peux rire) un long trajet, une heure, tu rigoles, je ne peux tout assumer parfaitement à la fin, tu n’es jamais là, en plus, ta carrière passe avant tout, et tu ne sais rien faire de tes mains, même pas du bricolage élémentaire... Ta mère tient parfaitement sa maison ? Bravo . Avec une femme de ménage et rien à faire de ses journées, évidemment.. par parenthèse une femme de ménage que nous lui payons en partie. Et tu as le culot de la citer en exemple. Leila ? Bien sûr. Mais elle aussi a une employée... Et puis si tu voulais une femme riche, tu n’avais qu’à en épouser une autre : Leila, par exemple, pourquoi pas ? 

Juliette ici mélange les coups, les bons et les mauvais. Certains sont bien portés quoique faciles : la mauvaise foi et l’arrogance d'Othello la servent. L’allusion au train de vie de sa mère par exemple est un cruel pavé dans la marre. (Après la guerre dans son pays, celle-ci a perdu sa fortune mais conservé ses habitudes. Si bien que la bru, rejetée parce que n’appartenant pas à la caste et mésestimée parce que de milieu soi disant trop "modeste" se voit contrainte indirectement d’assumer l’entretien de celle-là même qui la toise.. et finalement, retournement de situation, c'est Juliette qui se trouvera être une héritière aisée. Le paradoxe est douloureux pour celui-ci ainsi pour sa mère qui feint de ne rien voir mais n’en ignore.) Juliette a gardé cette dernière cartouche, trop facile et trop mesquine pour la fin mais à bout, elle la tire tout de même et touche.

Pour ce qui est de Leila cependant, Juliette, qui avait bien commencé, se fourvoie: l’ami d'Othello, au cours d’une soirée chez lui au cours de laquelle il avait un peu bu, (pendant que sa femme débarrassait et chargeait le lave vaisselle à la cuisine!) avait plus ou moins avoué sur le mode badin devant Juliette soufflée qu’il l'avait épousé (elle est peu séduisante selon Othello, bel homme et le sachant)... en partie à cause de l’aisance matérielle qu'elle lui offrait. Othello s’en était offusqué, observant qu’il s’était, lui, marié par amour et qu’il ne le regretterait jamais. Juliette avait été touchée de cette émouvante profession de foi publique, même triviale et mufle. ("Tu vois, tu vaux plus que deux cent mille dollars" lui avait-il dit en riant, l’enlaçant dans la voiture. Elle était amoureuse : le propos l’avait amusée plus que choquée. C’était devenu un sujet de plaisanterie entre eux). Mais là, elle commet une erreur de stratégie en brocardant la malheureuse Leila : elle semble ici consentir à se comparer à une innocente rivale. Elle se laisse glisser : se promouvant indirectement elle-même, fût-ce par une légère ironie vis à vis d’une concurrente, elle s’abaisse et se laisse traiter comme une lauréate d’un concours enviable: lui. Il saute aussitôt sur la faute et l’accentue.


- Jamais là ? Mais pour être là, il faudrait que la maison soit accueillante. Si je ne suis pas là c’est que cette porcherie ne me donne pas envie de rentrer... Quand il rentre, David, il trouve tout parfait en effet, tu peux rire, c’est vrai. Et encore Leila invite ses amis et prend soin de sa mère : elle ne rate pas un anniversaire, une fête des mères ... Du reste , Rachel l’adore. On ne peut en dire autant de ma mère vis à vis de toi, non? Toi, tu ne sais même pas que cela existe. Quant à ta cuisine, demande à Dimi ce qu’il en pense s’il ose te le dire, ce qui m’étonnerait... Mais à moi il l’a dit, tu sais ... 

Les cultures différentes d'Othello et de Juliette pèsent ici de tout leur poids : pour Othello, la belle- fille doit s’occuper de sa belle-mère. Pour Juliette, c’est en principe aux filles que cela incombe (et elles sont nombreuses). De surcroît, sa belle-mère apprécie fort peu l’ "étrangère" qui lui a pris son fils unique et les brèves tentatives de celle-ci se sont soldées par des échecs retentissants, elle ne faisait jamais ce qu'il aurait fallu faire. Pour Othello, Juliette faillit à sa tâche, pour Juliette, il exige injustement l’impossible et le peu souhaitable. Mais Othello est de mauvaise foi lorsqu’il invoque l’amour de Rachel pour Leila car celle-ci, de la même obédience religieuse, de surcroît fortunée, a d’emblée été reçue avec faveur tandis que Juliette a été violemment rejetée -par racisme-. (La mère d'Othello a menacé de se suicider lorsqu'il a décidé, contre son veto, de l’épouser). Les situations de Leila et de Juliette sont donc diamétralement opposées et Othello inverse cruellement les causes des conséquences, pour accabler Juliette, unique responsable d’une violente animosité qu’il sait raciste dont il accuse la victime. Cette attitude s’apparente aussi à du racisme qu'il corrobore de la sorte, et renforce. Sa mauvaise foi l'ulcère. Mais encore une fois, accablée par le tir continu, elle ne relève pas.

Pour ce qui est de leur fils, Othello mélange le vrai et le faux : il est sans doute exact que, gourmet, il n’aime guère la cuisine de sa mère mais il n’en fait pas un cas de référé comme Othello le prétend. Il cherche ici encore à diviser pour régner. (Après une scène, il avait même  téléphoné au père de Juliette -avec lequel les relations sont très moyennes- en lui faisant part de ses "inquiétudes pour la santé mentale" de sa fille "déprimée, je ne sais pas pourquoi... Vous savez combien elle est difficile à comprendre".. croyant se ménager un allié -cela ne fonctionna pas-.)
- Quel culot ! Tu pourrais aussi assumer une part de ménage... Tu débarques comme ça et critique, le cul sur ton fauteuil ... 

Elle se débat mais, devant sa mauvaise foi et le déferlement, perd pied. Ici, la seule tactique à adopter serait la fuite. Il tente encore de lui laver le cerveau, répétant en litanie, en criant, des faits inexacts ou modifiés, voire des contre-vérités qui vont finir par jouer contre lui.
- Une part de ménage ? Mais je l’assume, où tu vas ? Et plus que toi encore . En fait, c’est moi qui fais tout.. 

Là, il s’est laissé emporter : sa faconde l’a tout de même conduit à une aberration. C’est sa troisième erreur mais celle-là, elle la saisit. Elle sourit et s’empare aussitôt de la perche :
- Si tu fais tout, alors, ce devrait être parfait puisque tu fais tout parfaitement. Et pourtant, c’est une porcherie. Je ne comprends pas, décidément. 
Elle marque un point. L’humour la sert mais il est vain. C’est lui qui patauge et qui pour la première fois va devoir brièvement se justifier dans les mêmes termes qu’elle : le but est atteint.
- Mais j’ai mon travail, moi. Tu ne vas pas en plus me demander de ...
- Il faut savoir : tu fais tout ou non ? J’avais cru comprendre que tu faisais tout ... ? Bon : tu ne fais pas tout. Soit. Tu as ton travail. Soit : moi aussi. On est quitte, tu vas te coucher et tu me fous la paix .... 
Elle a remonté la pente. Mais il enchaîne :
- Ce n’est tout de même pas pareil : sans moi, est-ce que tu pourrais vivre dans un pavillon, avoir une telle voiture et les vacances des enfants et tout ? Tu ne travailles que pour toi. Qu’est-ce que tu fais pour la maison, hein, dis-le moi ? Allez ! Dis-le. J’attends. Rien ? Alors tu pourrais au moins avoir l’obligeance de te montrer correcte envers moi. Pour le peu que je te demande ... Je ne suis jamais là, du reste donc je ne suis donc pas compliqué.


La contradiction est flagrante mais Othello, lancé comme une folle machine, n’en est plus à une près : "il n’est jamais là"... mais il fait "tout". Juliette n’a même pas le temps de relever..

-Je voudrais juste que tu tiennes propre ici, à peu près, comme moi ; que je n’aie pas trop honte de la maison ; et une soirée de temps en temps chez ma mère ... Mais non : même pour si peu, il faut que tu fasses des histoires, que tu me harcèles à l’infini ... 

Acculé, il canonne tout azimut : il gagne de l’argent, lui, plus qu’elle... Elle perd son avantage en s’enferrant dans les justifications inutiles qu’il réclame uniquement pour la blesser, l’épuiser, puisqu’il ne saurait les ignorer. Lorsqu’il exige qu’elle réponde à sa question  "qu’est-ce que tu fais pour la maison ? J’attends ! Dis-le !", elle est piégée : si elle énumère tout ce qu’elle fait, elle se justifie, mais si elle se tait, il observera qu’elle ne fait "rien". C’est toujours une muleta qu’il agite et sur laquelle elle fonce. A nouveau, il a inversé les rôles : selon lui, c’est elle qui le harcèle en refusant une minime prestation obligatoire... Elle s’embourbe : elle hurle.
- Qu’est-ce que je fais pour la maison ? Vraiment ? Les commissions par exemple  tu vois ?
- De la merde de chez ED, oui ...

- Désolée, je n’ai pas les moyens de mieux... Et puis, le ménage et le jardin, entièrement .
- Parlons-en de ce merdier ... Et tu oses le revendiquer ...
- Merdier ? Le jardin ? Tiens tiens ... Ce n’est pas ce que tu disais lorsque l’on a reçu ta famille ... Quelle admiration chez Sophie elle-même -sa sœur aînée, prompte à la critique sournoise et grande semeuse de merde devant l’Éternel-, non ? Tu en étais tout fier mon coco : on aurait dit mon caniche lorsqu’il remue la queue. Et toi ? As-tu déjà pris un sécateur ? Une bêche ? La tondeuse ? Tu ne sais même pas la faire démarrer. La seule fois que tu as essayé, tu t’es démis le bras : un as. Et ton pouce broyé, tu t’en souviens ? Tu as oublié ce que m’a dit l’Interne ? "Pour ce qui est du bricolage, Madame, il faut absolument qu’il s’arrête : je compte sur vous : on peut pas passer nos gardes à le rafistoler "... 
 

Là, il est touché et ne peut même s’empêcher d’esquisser un mince sourire à l’évocation pourtant humiliante de sa mésaventure. Elle poursuit cependant sans confirmer son avantage :
-J’assume aussi les études de Dimi, et Attuargues. Cela ne suffit pas  ? Si je gagne moins que toi, si je ne puis me charger de l’emprunt, du reste fini, est-ce une raison pour que je couche sur le paillasson ? La maison, c’est toi qui l’as voulue et non moi. Et c’est aussi toi qui as voulu que je revienne .. 

Elle ne se défend pas si mal mais toujours sur le mode de l’employée admonestée qui répond au patron, exposant tout ce qu’elle a fait pour lui, précisant qu’elle ne pouvait faire mieux. (Elle n’a pas quatre bras). Sa critique humoristique et cruelle de la maladresse d'Othello porte cependant : c’est la seule fois où il détourne la tête, gêné : pour le Chef, ne pas savoir accomplir ce que fait sa femme est grave. Elle aurait cependant dû depuis longtemps arrêter ce "débat" qui n’en est pas un. Mais il enchaîne immédiatement sans laisser de temps mort et elle croit toujours que ce sera la dernière réplique : cela n’en finit pas. La machine est emballée, cela peut durer des heures. Les copies attendent toujours.
- Moi qui l’ai voulu , ton retour ?

Il élude prudemment les propos relatifs à ses prouesses de bricoleur dont sa main porte encore les traces et passe à la deuxième partie du discours de Juliette. C’est le signe qu’elle l’a touché. Il continue :
-Tu rigoles. J’étais si bien, seul .. Je ne suis rien d’autre pour toi qu’une pompe à fric, alors, ta présence, tu sais... Mais je te préviens, cela va changer. Ah oui , tu ne vas plus rigoler, je te dis"

Les menaces sont directes quoique vagues cette fois. Même la pauvre défense de l’épouse-employée admonestée qui énumère ses activités diverses ("tu n’en es pas fier, du jardin ? Lorsque ta sœur est venue, il fallait te voir... Qui l’a planté, soigné, taillé?") .. exaspère Othello. Depuis qu’il est arrivé -elle corrigeait tranquillement ses copies cinq heures auparavant dans le calme et la sérénité, seule- elle se sent violentée, humiliée, combattante forcée. Elle parle enfin de divorce ... Son ton a changé, définitivement : sec, cassant à son tour, ironique. Cruellement, elle se moque des répétions stériles d'Othello, de l’accent de sa belle-mère et de Jeanne, cite Cicéron et Racine, cuistre à présent, puis traduit . 


La lutte à mort ( 3 h 45 à 4 h 10, Commissariat à 5 h)


- Delinda Cartago ... Peu me chaut, mon prince très cher de menaces exécutées ... Je veux dire que je ne vois pas ce qui pourrait changer en pire. Continue donc. Quant à moi, j’en ai assez. Je ne vais plus rigoler ? Là , tu te trompes. Si, justement, je vais rigoler, cher seigneur, et prendre enfin les flots, invitus invitam  (malgré lui malgré elle). Je vais divorcer. Ça ne pourra pas être pire. J’en ai assez de tes insinuations, de tes insultes, de tes "séminaires" au Japon ou à Rio avec Jeaaanne ("Mon cher patron tu es encoore en retaard et nous allons rater l’aviooon une fois de plus !" - Juliette imite ici le ton affecté de celle-ci-) et quand tu reviens, c’est pire encore : bonjour les critiques sans fin .. et pour clore le festival, les happenings le soir chez ta dingue de mère ("Tu ne pourrrrais pas rrréparrrer la lampe, mon chérrri, si ta femme le veut bien, évidemment, c’est affrrreux de lire avec le plafonnier, mais à Dieu ne plaise que je vous fasse disputer"), avec, pour boucler, des insultes jusqu'à trois heures du matin alors que j’ai cours demain à huit... Fini ! Spartacus se lève, mon coco ...

L’insulte est grave : s’il peut sourire lui aussi de l’accent snob et des minauderies déplacées de Jeanne qui au fond le valorise, en revanche  il ne peut accepter ces jugements impitoyables sur sa mère, même s’il les a, en un sens, encouragés lui-même. ("C’est terrible, dix coups de fil dans la journée à mon travail.. Tu vois ce que cela veut dire ?") Quant au divorce, il ne peut davantage accepter une telle décision venant de sa femme seule. Son orgueil en est profondément blessé. Il n’a pas l’habitude qu’on lui parle ainsi. La violence monte alors encore d’un coup : ses insultes se font encore plus cruelles.
- Ah, divorcer ? Tu n’as pas idée de ce dont je suis capable, mais tu le verras en son temps. Tu veux divorcer ? Bravo ... Tu verras ... Remarque, ce n’est pas que je veuille rester avec toi plus longtemps. Moi aussi j’en ai marre d’une parasite qui m’exploite et refuse de me faire un minime plaisir, un soir particulier où ma mère ... ma mère ... va très mal ..

Là, il s’arrête, conscient qu’il s’enferre dans une contradiction insurmontable. Il nuance et  attaque.
- Enfin, mal, mal ... C’est relatif. Cela se comprend d’ailleurs qu’elle aille mal... C’est toi qui l’a réduite à ça, à la solitude, et c’est toi qui oses la dire dingue. Dingue ? Tu t’es vue, là, en ce moment, hystérique ? Mais c’est toi la dingue. C’est toi qui la rends dingue ! Salope. Tu es d’un égoïsme inouï, immonde. Aller voir ma "dingue" de mère ? Salope ! Garce ! Écrivain de merde. Tu verras...

Il est touché et, malgré sa fureur, doit nuancer. Sa mère va "mal" mais elle n’est pas dingue : c’est Juliette qui l’est. Le fait est qu’il la conduit à crier, à gesticuler ... Et ensuite, il en joue. Si sa mère va "mal", c’est la faute de Juliette qui, elle, est vraiment "dingue" et l’empêche lui, de la voir. Inversion de la cause et des effets .

Il la dévalorise encore, mais cette fois, maladroitement : pour le coup, on sent qu’il est en train de perdre pied. Elle a atteint deux points sensibles : sa mère et le divorce et il est en train de couler. Paradoxalement, lui qui semblait un habile manipulateur au début devient ici un enfant naïf, cruel  mais aussi gauche. Il se dévoile enfin : il est jaloux de sa femme ... Elle le dépasse, craint-il, sur certains plans. (Il a en effet l’habitude de lui donner ses rapports à corriger avant de les remettre : son habileté technique redoutable en affaires s’accompagne chez lui de nombreuses maladresses d’écriture, de fautes diverses parfois comiques fort gênantes vis à vis de secrétaires dont il redoute les moqueries.)

Il a même manifesté par ses insultes une certaine considération pour elle. ("Madame se prend pour Simone de Beauvoir"). Elle le comprend enfin. Mais au lieu de s’apaiser (ce qui aurait pu arriver car elle l’aime et le sait fragile devant la moquerie : un colosse aux pieds d’argile), poussée à bout, elle relève au contraire et frappe aux pieds d’argile, justement. Cela devient clair. Lui a besoin d’elle, c’est son atout. Lui l’estime, elle, non. C’est son autre atout. Elle va donc feindre de le mépriser pour le blesser davantage. En un sens, elle le méprise effectivement un peu à présent. Cette fois, tous les coups sont permis, c'est une lutte à mort. Elle s’est redressée : devant le combat, elle qui au début courbait l'échine, fait front. Elle le toise de toute la supériorité qu’elle vient de se découvrir avec une joie infinie.
- Cesse ton chantage, tes menaces et tes insultes. Tu ne me fais pas peur. Et je finirai par croire que tu es jaloux de certains de mes succès. Tu délires, mon pauvre ami ... 


Là, il est touché : elle l’a percé à jour, le lui dit carrément, il se liquéfie. Sa colère froide, blanche, est impressionnante. Il tente une dernière salve, la plus meurtrière, n’hésitant pas à invoquer la mère de Juliette qui vient de mourir pour lui faire le plus de mal possible. Il se montre atroce. Car il s’est dévoilé, elle l’a dévoilé et il ne le supporte pas : sa femme veut divorcer, elle sait qu’il est jaloux d’elle, qu’il ne peut vivre sans elle quand l’inverse n’est pas vrai. Elle l’a compris et le lui dit carrément. Froide, méprisante, elle ne hausse même plus le ton, condescendante .("Mon pauvre ami"). A présent, il est sûr qu’elle n’oubliera jamais ce qu’elle vient de voir, et qu’elle va s’en servir contre lui. Le mouton est devenu tigre tueur, il faut l'abattre. Othello est le dos au mur, anéanti. Il a perdu la face. Il posait à l’important, au pourvoyeur, au Maître : il n’était qu’un petit garçon effrayé à l’idée que sa femme le dépasse -et le sache-, de rester seul et qui redoute la moquerie de sa secrétaire. 

Le plus navrant est que ce personnage-là aurait pu davantage séduire Juliette que celui du chef qu’il affecte d’être. Mais son orgueil fonde Othello à ne pas vouloir, du moins ouvertement d’un amour de ce type et surtout pas en ce moment. Et Juliette, trop entière, ne sait pas (ou mal) feindre. La colère l’aveugle, elle tape le plus fort possible. Il reprend : mais sa voix s’altère.

- Ah je délire ? Fous-moi le camp. Je veux plus voir ta tête ici. Dès que je te vois, cela me donne la nausée. Garce. Tu as bousillé mes enfants, oui, mes enfants à moi. Mariane, ta propre fille à toi, elle m’a dit.. Elle te déteste. Bien sûr, elle ne te dit pas mais c’est vrai, ne dis pas ... (Il veut dire : ne nie pas)... Tu m’as bousillé à moi (moi-même) et, pour finir, tu fais que ma mère est mal.. Mais ne dis pas, ne fais pas (l’idiote) ... On la voit jamais : forcément, chaque fois ça fait un siège trois jours pour que tu daignes accepter, et encore ... Quand je pense que tu refuses même juste une petite demi heure, même pas, même rien ... Et elle va mieux ensuite, tu l’as vu, ne dis pas ... O toi , évidemment, la famille, c’est rien. Chez vous, y a pas (de famille) : chacun pour soi. L’amitié, la douceur, la solidarité, le bonheur de vivre ensemble, y a pas. Tu es seule. Regarde ta mère avec ton père, le pauvre type.. Un homme ? Y a pas. Tes parents ? Parlons-en ! Ils s’en sont bien foutus, de toi.

Les fautes de syntaxe s’enchaînent ainsi que les néologismes biscornus (y a pas) qui parfois font comprendre les propos à rebours, et les pléonasmes en série (ta propre fille à toi) signe qu’il est hors de lui... Juliette jubile : il perd jusqu'à sa langue principale faute d’être maternelle. Elle ne le ratera pas : ses erreurs, indice fiable de son mal-être, vont devenir de plus en plus lourdes jusqu'à le rendre difficile à comprendre. Par moments, elle sourit sans se cacher : cela devrait le blesser mais ici, il est hors de portée. Sa voix vire au sur aigu. 

-Ton oncle, et les autres, de chez toi (ta famille) : pareil. Jamais vous vous voyez, même jamais ... Quand tu étais au Saubessas, dans la merde, hein ? Combien de fois ta mère est venue de chez toi ? (Chez toi) ... Ton père ? Jean Claude ? Ne dis pas. Y a pas. (Jamais). Deux ou trois fois en un an, fissa. Tu m’as dit. Je sais. Ils passaient devant ta maison tout le jour ! (Tous les jours). Ils s’en sont bien foutus de toi, ils s’en sont bien foutus si tu manges. Jamais, ils s’en sont foutus . (Il veut dire "toujours"). Et pour la fin, tu es bien leur fille  : tu as tué ta mère... Ne dis pas ! (Le contraire). Je sais. Tes baratins  ? (Justifications) Y a pas. Tu m’as dit, toi, oui, tu m’as dit à moi. Oui, tu l’as tuée, tu le sais bien ... Un accident ? C’est de ta faute. Et même, qui sait si tu l’as pas fait exprès ? Hein ? Je sais, moi et suis pas seul. (Il veut dire qu’il le pense). Elle t’aimait pas, tu m’as dit. C’était évident. Et toi tu l’aimais, ô oui, pour rien, (il veut dire en vain). Non ? Ne me dis pas. (Ne nie pas). De mère, pour toi ? Y a pas ! Jamais. Tu m’as dit. (Il rit, d’un rire atroce qui vrille Juliette jusqu’au cœur). Pas comme chez moi. (Tu n’as jamais eu, contrairement à moi, de mère véritable). Tu t’es vengée. Parfait. Ratée. Minable. Dégage, et en vitesse... 

Étrangement, malgré la colère effroyable d'Othello, Juliette s’est ressaisie. Le combat, elle connaît. Figée pourtant. Ses coups sont horribles, il utilise en les transformant ses confidences  et les dramatise. Elle a une famille étique et assez peu unie il est vrai. Sa mère qu’elle admirait infiniment fut parfois dure. Othello la torture savamment. Mais c’est elle, depuis qu’elle a compris sa détresse qu’elle mesure à ses difficultés d’élocution, c'est elle qui le domine sans conteste par son calme hautain et son refus de se laisser entraîner dans des discussions vides et cruelles. Ce qu’elle n’a pas su faire au début -ni à la fin hélas- elle le fait à présent que c’est plus difficile, insurmontable. Mais cela ne durera pas longtemps. Elle est toujours le toro dans l’arène mais un toro qui au bout d’un quart d’heure de faena, en raison même de la cruauté des déchirures qu’il a subi, a compris où il fallait ajuster ses coups (sur le matador) et se venge avec joie de la tromperie du début, où il tapait en vain sur le chiffon. C’est ce qui va achever Othello. Elle n’élève même pas la voix et surtout ne se laisse pas entraîner loin du point initial du débat : l’un des deux doit quitter la maison commune, mais pas elle, lui. Son sang-froid est remarquable. Il ne durera pas.  
 
- Arrête ! Tu n’as pas à me parler sur ce ton et de cette manière : tu n’es pas au Yemen ici, et personne ne va se mettre à genoux devant toi. Je partirai si je veux et lorsque je le voudrai. Je te rappelle que, au terme de la loi, je suis ici chez moi autant que toi, même si en effet tu as toujours gagné deux fois plus, ou trois je m'en fous. Maintenant, tais-toi. Cela suffit. J’ai du travail. 
Et elle fait ce qu’elle aurait du faire depuis le début, elle ré ouvre son classeur et s’absorbe dans la copie interrompue, la reprenant au début. Othello en est suffoqué. Après sa tirade, il croyait l’avoir anéantie .. La voir calmement prendre son stylo rouge lui coupe le souffle . 
 
Elle est redevenue la prof qui tance et arrête un gamin pervers... et passe à autre chose. Son allusion à son pays d’origine (où Othello, dans sa caste, était adulé comme le fils d’un puissant, fut-il controversé) est cruelle et juste en même temps. Il supporte mal la rétrogradation -relative-. Juliette enfonce le clou. Son attitude n’est pas dépourvue de méchanceté : Othello, à cheval sur deux cultures, aime à poser, surtout devant ses amis arabes, au féministe. Elle le renvoie, méprisante à une culture qu’il renie, en théorie du moins. En d’autres circonstances, elle peut le reprendre sèchement ou même feindre de ne pas le comprendre (il arrive que ce soit effectivement le cas) car dans son énervement, il lui arrive d’adopter en série des formules alambiquées voire involontairement comiques. Si, depuis le début, elle lui avait parlé ainsi, moins fortement, il l’aurait accepté. A présent, elle s’est laissée entraîner et il est trop tard. Il va craquer. La référence de Juliette à la loi est nette et, pour Othello, cruelle : la loi qu’il connaît (quoique non musulman, il vient d’un pays islamique) est funeste aux femmes (lapidation, devoir d’obéissance au mari, mariages arrangés..) parfois "répudiées" par une simple formule irrattrapable. Il en est imprégné : lorsque par exemple il "chasse" Juliette de chez "lui", c’est l’oriental qui parle, jugeant et exécutant à la fois sa "sentence". Elle le rappelle à l’ordre, sèchement : ici, cela ne se passe pas comme ça, tu n'es plus chez toi. Devant ce qu’il prend pour une outrecuidance inouïe, il explose.

- Chez toi ? Ici ? La loi ? Tu rigoles ... Fous le camp, oui, avec mon pied, et va la chercher, la loi, ici. La loi dit pas qu’on exploite son mari, qu’on le méprise, qu’on le harcèle, qu’on insulte sa mère à lui. La loi ? Y a pas. Chez toi ? Toi qui n’as jamais rien fait pour la maison. C’est moi qui te finances, depuis toujours ....
 
- T’entretiens !" corrige-t-elle : "Tu me financerais si j’étais une entreprise, un troupeau de vaches ou une pute et toi, un mac. Mais je ne pense pas que tu aies l’intention de me revendre à profit : je ne crois pas que je sois très rentable sur ce plan, mon chéri. Je ne suis pas cotée en bourse. Donc tu m’entretiens, si c’est ce que tu veux dire, ce qui du reste est faux"...

Elle se moque de lui avec un humour cinglant, le reprenant sur un lapsus d’économiste... peut-être en effet significatif... Mais Othello est trop à bout pour même relever le trait : il n’écoute plus. La réplique de Juliette vient en surimpression, il ne la laisse plus parler. Il poursuit  et répète:
- Mais vas-tu partir oui ? Salope, garce, pute, sac de merde. Tu as tué ta mère. Oui ! Tu sais bien, ne me dis pas, sans ton cheval, y a pas d’accident. Elle serait pas morte. Ton père pense, tout le monde pense ..(le pense), parce que c’est ! A ta place, je retournerais pas au Ramiers .. les gens te méprisent, ne dis pas. David lui-même m’a dit à moi. Meurtrière. Fous le camp .. Je ne veux plus voir ta sale tête ... 


Cette fois, c'est la crise clastique complète. Il a perdu son contrôle et veut le lui faire perdre. Elle aurait dû partir à ce moment-là mais elle est restée : car elle vient de céder à son tour. Sa superbe s’est envolée. Elle est tétanisée lorsqu’il parle pour la deuxième fois de la mort de sa mère, sa mort accidentelle qui l’a anéantie. L’horreur de ses propos a enfin fini par la liquéfier à son tour... Peut-être agit-elle aussi par principe, par orgueil ? Puisqu’il la jette dehors quasiment à coups de pieds, elle décide de rester. Elle ne se laisse pas démonter longtemps pourtant. Il est malade, se dit-elle. Il pensait la conduire à une crise, à crier, (en parlant de sa mère) mais ce ne fut pas tout à fait le cas. En dépit des apparences, elle est donc plus solide que lui. Elle se ressaisit et le lui dit carrément, poussant son avantage jusqu’au bout, ce qui est peut-être une erreur car il est acculé au mur . Elle ne le sait pas, mais elle est là en danger de mort à présent.

- Ça suffit à présent. Tais-toi et laisse-moi travailler. Tu es un malade pervers qui se repaît du mal qu’il fait à ceux qu’il ne peut faire jouir : c’est ta forme de jouissance, la seule du reste. Faute de pouvoir faire plaisir à quelqu’un, tu le fais souffrir, c’est ta manière de pratiquer l’amour. Mon pauvre ami ! Elle t’a bien dressé, ta mère, pour elle seule, un petit mari de paille, remplaçant le vieux cacochyme déficient et déplaisant. L’homme du ressentiment ? C’est à croire que Nietzsche t’a construit... Est-ce donc d’être le dernier rejeton raté d’un vieux despote miné par l’alcool et d’une tarée promue faute de mieux poulinière qui te rend si mauvais ? Je ne discuterai plus avec toi et ferai ce que je veux ... Si tu ne veux plus me voir, eh bien, pars." 

A présent, c’est trop tard... Juliette a perdu la tête elle aussi. Le harcèlement dont elle est l’objet depuis cinq heures, les allusions à la mort de sa mère, aux difficultés de sa propre famille, les humiliations successives qu'Othello lui a fait subir l’ont conduite à sortir d’elle-même. Elle veut le tuer par les mots. Elle y parvient presque. Il n’oubliera jamais la froideur effrayante avec laquelle elle lui a assené ces propos sans hausser le ton comme s’il s’agissait d’un banal rapport de psychiatre. 

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